Digit’eau

Ca sonne bien, non? 

Comme une évidence; celle que le croisement des deux mondes les plus fluides, le réel et le virtuel, doit nous offrir le référentiel ultime de la transformation digitale. Pourtant, il s’avère que les O (l’oxygène) et 0 (zéros) ne font pas bon ménage; les 1er éléments du tableau périodique (l’hydrogène) et les 1 ne partagent pas leur primauté. Qui se ressemblent ne s’assemblent pas en l’occurrence.

Le monde de l’eau est un monde ancien, conservateur, essentiel, fragmenté, multiple et relativement désargenté (sur ce dernier point, deux illustrations: nos budgets eau (non minérale) en tant que particuliers sont très inférieurs à nos dépenses multimédia ou énergies par exemple; la capitalisation de Veolia, leader mondial des métiers de l’eau, est inférieure à 1% de celle d’Apple). Il n’y a pas eu de rupture technologique majeure depuis des décennies et l’apparition des membranes. 

C’est assez paradoxal que ce secteur qui concerne 100% des personnes, tous les agriculteurs et la grande majorité des industriels ne soit pas à la pointe des avancées technologiques et n’attirent pas les investisseurs. En France, en 2019, j’ai recensé 4MEUR investis dans les start up de l’eau – à comparer au milliard dans la transition énergétique…. Pas de belles réussites récentes, time to market trop long, les arguments que j’entends des fonds convergent.

C’est le secteur que j’appellerais « para-eau » qui bénéficie d’investissements significatifs pour des produits malins de conditionnement d’eau du robinet pour supplanter les bouteilles d’eau minérale. En effet, 1 litre d’eau minérale coûte environ 100 fois plus qu’1 litre d’eau du robinet disponible 24/7. Il y a de la place et de la valeur pour des solutions type Solable ou Mitte dans lequel Danone a investi 10MEUR en 2018. C’est malin mais pas étourdissant pour autant et pas très digital non plus. 

Personne ne sera surpris donc qu’aucune ICO n’ait concernée une entreprise de l’eau, même aux Etats-Unis. Genesis a pourtant tenté mais sans succès une ICO il y a un an en émettant des watertoken pour financer la mise en place d’une blockchain pour certifier les qualités d’eau traitées d’industriels notamment du Oil & Gas

Il suffit d’aller à Vivatech ou à un salon Cycl’Eau pour se rendre compte que l’eau n’est pas digitalophile. Une analyse de l’offre incubation, des appels à projets type Concours Innovation du gouvernement, des catégories du Cleantech Open France et de l’écosystème innovation en France de façon plus large montre le peu d’appétence pour l’eau. 

Il n’y a pas rien non plus. 4 raisons nourrissent la digitalisation de l’eau:

  • tout le monde y passe!
  • à défaut de rupture ou de nouveaux business models, le champ de la productivité offre un terrain de jeu propice à l’adoption de solutions digitales
  • les majors ont un besoin vital d’innover pour se différencier d’une offre de régie lambda et lutter contre l’effondrement des marges en France
  • quelques acteurs commencent à explorer de nouveaux territoires comme Aquassay autour de l’IoT au service de l’efficacité hydrique.

Voici un rapide tour d’horizon des initiatives et pratiques que j’ai identifiées (l’ordre est aléatoire):

  • commençons par Aquassay qui est la start up star de la scène de l’eau française (vous connaissez?). Son approche est intéressante et intéresse mais l’entreprise doit néanmoins élargir son champ d’intervention et de compétences pour devenir pérenne. L’eau ne suffit pas.
  • poursuivons par les majors: Veolia, Suez, Saur. A chacun sa suite logicielle. Une mise à niveau nécessaire, bien avancée mais à mon sens trop internalisée.
  • on peut télécharger une appli qui permette de renseigner sa consommation d’eau, suivre ses factures et obtenir des informations. Veolia a été précurseur dans les télérelevés à travers une structure commune avec Orange.
  • des outils sont implémentés pour améliorer le suivi et l’entretien du patrimoine eau (ex: la détection de fuites des réseaux y compris par analyse d’images satellites (Leakmited), cartographie 3D des réseaux, maintenance préventive & prédictive etc.). La Saur a lancé ses cockpits de pilotage il y a 10 ans et Suez a acheté la start up Optimatics pour digitaliser la performance des réseaux et infrastructure
  • un début d’introduction d’IoT pour suivre les consommations, je pense aux projets Robeau et Hydrao, les prémices de la domotique de l’eau. Plus prometteur peut-être est l’approche de Blue Whale cy qui surfe sur les référentiels HQE et BREAM avec ses produits connectés
  • un peu d’utilisation de la réalité virtuelle et augmentée, surtout pour la formation
  • une plateforme de formation dédiée métiers de l’eau, Watura, une sorte de petit OpenClassrooms de l’eau. Toujours dans le domaine de la formation, l’OIEau et ses partenaires industriels offre un MOOC pour optimiser la consommation … d’énergie des installations de traitement d’eau des industriels.

Pour corroborer ce qui précède, j’ai cherché sur linkedin les profils « data quelque chose » des majors de l’eau. Cette étude montre qu’il y en a – ce qui n’était pas le cas il y a 4 ans – mais très peu ce qui traduit une posture et d’observation active et de non-inquiétude face à une éventuelle disruption type GAFA. Veolia par exemple a crée son lab digital en 2017, un lab de 75m2.

C’est grave docteur?

Partons des grands enjeux du monde de l’eau et voyons si le digital peut être un facteur de transformation théorique:

  • on pense spontanément tout d’abord à l’accès à l’eau potable. Le digital peut apporter des services autour du comptage, du paiement comme l’offre CityTaps, de la solidarité et la traçabilité. L’impact sera toujours moindre qu’une nouvelle technologie de dessalement par exemple qui réduirait le coût de production d’eau sachant que 50% de la population mondiale vit à moins de 50km des côtes.
  • bénéficier de services d’eau fiables en toutes circonstances induit un besoin de résilience, besoin croissant en ces temps de changement climatique. Ce sujet en France est notamment piloté par les Agences de l’Eau et on peut imaginer que du big data croisant le climat, les données infra et les usages peuvent faire advenir des solutions nouvelles, résilientes et sobres. Un acteur comme energisme a les compétences pour croiser toutes ses données et permettre de les valoriser.
  • vient ensuite la préservation de la ressource. L’eau est un solvant et un vecteur: on y trouve toutes sortes de sels, matières organiques, chimiques, biologiques, des calories, de l’acidité, divers résidus etc. etc. Il y a un gisement énorme de données pour connaître, traiter au mieux, utiliser sans surconsommer et la retourner proprement au milieu naturel. Ca ne suffit plus de mesurer les débits, pH, températures, dureté, conductivité, DBO et DCO. Idéalement, il faut connaître l’eau et ses constituants pour que les solutions de traitement deviennent des gares de triage avec une approche « ressources » en fonction de ce qui entre et des usages. C’est là qu’est la spécificité de l’eau. La palette est tellement vaste que c’est illusoire d’imaginer une sonde peu onéreuse qui nous donne toutes ces données. Le projet ImagEau pour le suivi des qualités des eaux souterraines montre qu’on peut inventer des solutions qui peuvent couvrir certaines applications et investir ce champ.
  • éduquer, informer et servir les citoyens: on a vu qu’il y avait déjà des applications, formations et un peu de domotique. On doit pouvoir aller beaucoup plus loin dans les services: un compteur intelligent doit permettre de cartographier nos usages et recommander des bonnes pratiques via une appi smartphone, alerter sur non seulement des fuites mais aussi des dérives des consommateurs que sont l’électroménager pour les particuliers par exemple. Il peut y avoir d’autres services autour de la personne comme la détection de non activité anormale pour personnes seules et bien d’autres encore. La base clients est considérable: nous sommes tous clients!

Le degré de maturité digitale de l’eau reste bas. Toutefois, le coup est parti surtout autour du thème de la productivité mais aussi à travers quelques nouveaux service comme on vient de le voir. Les choses bougent au rythme de l’eau qui n’est pas celui des GAFA. Il y a des idées, des ingrédients et des acteurs. De l’ambition, de la vision, de la collaboration et des ressources financières raisonnables permettraient d’accélérer la digitalisation de l’eau autour de la mesure, transparence, services aux personnes et performance des infrastructures. France Water Team et le pôle eau consolidé (AquaValley + Hydreos+DREAM) peuvent être des catalyseurs de cette accélération. Attention toutefois à ne ne pas focaliser uniquement sur le digital et de négliger des pépites qui apportent des solutions de purification / valorisation nouvelles comme Adionics dans la dessalinisation ou Optimum Water Systems pour protéger les réseaux du tartre ou permettre aux industriels de recycler leurs eaux avec ZLD (zero liquid discharge). 

Au fait, le digital sans l’eau, c’est la fin des serveurs et des lacs de données!